Différenciation cellulaire : la part du hasard mise en évidence
Une expérience montre qu'au cours de la différenciation des cellules pour former un tissu, l’expression des gènes est bien aléatoire et conduit d’abord à de plus en plus d'hétérogénéité d’une cellule à l’autre, avant de s’uniformiser sur l'ensemble des cellule
Par quel mécanisme une cellule se différencie-t-elle en un type cellulaire plutôt qu’un autre ? Si les biologistes ont longtemps vu cette transformation comme le fruit d’un programme génétique où une succession de régulateurs s’activeraient dans un ordre établi, ils savent aujourd’hui que les choses ne sont pas aussi simples. Depuis quelques décennies, des travaux suggèrent que l’expression des gènes est non pas une chaîne d’événements bien huilée, mais un phénomène aléatoire. En ce qui concerne la différenciation cellulaire, cela reformule la question de la façon suivante : comment une expression aléatoire des gènes conduit-elle à des tissus homogènes de cellules différenciées ?
Une équipe de biologistes, mathématiciens et bio-informaticiens codirigée par Sandrine Gonin-Giraud et Olivier Gandrillon, du Laboratoire de biologie et modélisation de la cellule (CNRS, Inserm, université de Lyon, université Claude-Bernard), à l’École normale supérieure de Lyon, vient d’apporter des éléments de réponse en étudiant la variabilité de l’expression des gènes, d’une cellule à l’autre, au cours de leur différenciation.
Depuis quelques années, il est possible d’analyser l’expression des gènes dans des cellules individuelles, ce qui permet d’étudier leur diversité de façon qualitative et quantitative. Plusieurs études ont ainsi révélé un phénomène qui n’apparaissait pas lorsqu’on n’étudiait l’expression des gènes qu’à l’échelle d’une population de cellules : lors de la différenciation cellulaire de cellules souches embryonnaires, ou lorsque l’on reprogramme des cellules en cellules souches, on observe, d’une cellule à l’autre, une hétérogénéité dans l’expression de certains gènes, qui suggère que cette variabilité joue un rôle dans la différenciation.
L’idée n’est pas nouvelle. Dès 1983, Jean-Jacques Kupiec, alors dans une unité Inserm à l’hôpital Saint-Louis, à Paris, a proposé un modèle probabiliste de différenciation cellulaire où il prédisait que celle-ci se produit en deux temps : d’abord, au gré de l’expression aléatoire des gènes, différents types cellulaires émergent, mais sont susceptibles de changer à chaque réplication. Puis, les interactions avec l’environnement proche favoriseraient un type cellulaire et une organisation, au détriment des autres. Un peu comme, au fil de l’évolution, la sélection naturelle favorise, parmi toutes les variations apparues de façon aléatoire dans un environnement donné, celles qui donnent un avantage pour survivre dans cet environnement. Jean-Jacques Kupiec nomme d’ailleurs son modèle le darwinisme cellulaire.
Plus récemment, d’autres modèles conciliant différenciation cellulaire et expression aléatoire des gènes ont aussi été proposés. Dans l’un, le hasard dans l’expression des gènes est vu comme un bruit qui oriente la dynamique de réseaux de régulation des gènes. Dans un autre, chaque cellule en cours de différenciation est vue comme une particule se déplaçant dans un espace d’états. Dans cet espace, les stades cellulaires identifiés (différencié, répliqué…) sont des régions susceptibles d’attirer les particules – des attracteurs –, et l’on passerait d’un attracteur à un autre grâce à une augmentation temporaire de variabilité dans l’expression des gènes.
En fait, tous ces modèles supposent que la variabilité de l’expression des gènes passe par un pic lors de la différenciation : une augmentation de l’hétérogénéité de l’expression dans la population de cellules, suivie d’une restriction de cette hétérogénéité. Et c’est bien un tel pic que Sandrine Gonin-Giraud, Olivier Gandrillon et leurs collègues ont observé en suivant l’expression de 90 gènes de cellules primaires de sang de poulet prélevées à six étapes de leur différenciation. L’intérêt de ces cellules est qu’il est possible de les maintenir en culture dans leur état d’origine, puis de déclencher leur différenciation en globules rouges au moment choisi. En mesurant l’hétérogénéité de l’expression des gènes d’une cellule à l’autre (sous la forme de l’entropie du système), les chercheurs ont montré que celle-ci augmentait pendant les huit premières heures de la différenciation, atteignait un pic entre 8 et 24 heures, puis diminuait considérablement. De plus, le pic précédait l’entrée irréversible dans la différenciation, qui se produisait entre 24 et 48 heures.
Quel déclencheur oriente la cellule vers le bon état différencié ? Les trois modèles proposés apportent tous des scénarios séduisants. À l’avenir, l’étude continue de l’expression des gènes dans des cellules individuelles au cours de leur différenciation aidera peut-être à affiner notre vision du mécanisme. En attendant, il n’y a plus de doute possible : la variabilité de l’expression des gènes est une composante essentielle de ce mécanisme.