Une mémoire de l’obésité dans le sperme
Si les enfants de pères obèses ont un risque plus élevé d’être obèse, c’est peut-être parce que les spermatozoïdes des pères gardent une mémoire de leur obésité. Une équipe dirigée par Romain Barrès, de l’Université de Copenhague, au Danemark, vient en effet de montrer que l’obésité marque de façon particulière le génome des spermatozoïdes, et que la chirurgie bariatrique remodèle ces caractéristiques, notamment dans des régions du génome impliquées dans le contrôle de l’appétit.
Comment vous est venue l’idée d’étudier la transmission de caractères acquis par les spermatozoïdes ?
Pendant mes études, j’avais vu ces travaux qui montraient chez la souris que le régime alimentaire pouvait changer le statut épigénétique de certains éléments sur le génome – c’est-à-dire modifier des caractéristiques du génome qui ne sont pas codées dans la séquence d’ADN. Et que ces modifications donnaient à la descendance un autre phénotype, c’est-à-dire un autre aspect. Ainsi, en 1998, le groupe d’Emma Whitelaw en Australie a montré chez des souris agouti en gestation que la supplémentation en acide folique changeait la couleur du pelage de leur descendance par des voies épigénétiques.
Y avait-il aussi des études sur l’obésité ?
L’expérience de 1998 a été la première preuve conceptuelle que des facteurs nutritionnels pouvaient changer le phénotype de la génération suivante et que l’épigénétique était impliquée. Plus tard, en 2005, une étude des registres d’un petit village du nord de la Suède a établi un lien entre stress nutritionnel – ici, la famine – et risque de mortalité par maladie métabolique dans la deuxième génération. Cette étude a activé le champ de recherche. Et en 2010, j’ai été impliqué dans une équipe de recherche qui a montré qu’un régime riche en graisse chez un rat mâle peut produire une sorte de prédiabète dans sa descendance. La transmission se faisant vraisemblablement par les cellules sexuelles, nous avons voulu savoir si les spermatozoïdes humains, eux aussi, étaient sensibles à leur environnement.
Comment avez-vous testé l’hypothèse ?
Nous avons comparé l’épigénome (l’ensemble des modifications épigénétiques) des spermatozoïdes d’hommes obèses à celui d’hommes minces. Nous avons regardé trois modifications épigénétiques : la position des histones le long de l’ADN – des protéines qui empaquettent l’ADN dans le noyau et, en le condensant, régulent l’accès aux gènes ; la séquence des petits ARN non codants (de courtes molécules issues de l’ADN qui modulent l’expression des gènes) et la méthylation de l’ADN (des modifications chimiques qui régulent la lecture de l’ADN).
Nous n’avons pas trouvé de changement sur la position des histones, mais des catégories d’ARN différaient. Surtout, les profils de méthylation de l’ADN variaient beaucoup entre personnes obèses et minces, et les différences portaient principalement sur des gènes importants pour le contrôle du développement de notre cerveau, notamment des gènes qui contrôlent l’appétit et régulent la prise alimentaire.
L’obésité aurait-elle un effet épigénétique sur d’autres fonctions cérébrales que la régulation de l’appétit ?
Peut-être. Seule une portion des gènes concernait l’appétit. D’autres se portaient sur des fonctions plus générales comme le développement des neurones. Il est très vraisemblable que d’autres types de comportements soient affectés par ces marques. Mais cela reste spéculatif, car on ne sait pas si ces marques vont avoir une incidence sur la génération suivante.
Nous avons d’ailleurs comparé ces marques chez les personnes obèses à une autre étude qui s’est intéressée aux spermatozoïdes d’hommes qui ont déjà eu un ou plusieurs enfants atteints d’une maladie du spectre autistique. On sait que ces pères ont plus de risque d’avoir d'autres enfants autistes que la population générale. Les biologistes ont étudié les méthylations sur les spermatozoïdes de ces hommes et nous avons comparé leur signature à la nôtre : de l’ordre de 80 % des gènes marqués étaient en commun. Cela a eu un écho particulier, car il est connu par ailleurs que les personnes obèses ont plus de risque (plus de 70 %) d’avoir des enfants souffrant d’autisme. Ainsi, un lien s’établissait entre obésité et troubles du comportement, potentiellement transmis par des facteurs épigénétiques dans les spermatozoïdes.
La différence est-elle due à l’obésité ou au mode de vie ?
Impossible pour nous de le savoir. Nous avons regardé si les marques épigénétiques trouvées dans les spermatozoïdes étaient liées à des variables cliniques chez les personnes obèses : niveau de graisse circulant dans leur sang, certains niveaux hormonaux, mais aucun lien clair n’est apparu. On ne peut donc pas déterminer si la différence est due à l’excès de calories, au manque d’activité physique, ou à un type particulier d’alimentation…
L’autre volet de votre étude, sur l’effet de la chirurgie bariatrique, n’a-t-il pas apporté de réponse ?
Seulement des pistes. Pour déterminer si la perte de poids influe sur l’épigénome des spermatozoïdes, nous avons étudié le profil de méthylation de l’ADN de spermatozoïdes de six hommes obèses avant, juste après et un an après une opération visant à restreindre leur prise alimentaire. Il y a bien eu remodelage du profil épigénétique de leur spermatozoïdes, notamment sur des gènes impliqués dans le contrôle de l’appétit. Mais plusieurs facteurs pouvaient en être responsables : l’inflammation associée au geste chirurgical, la modification de la flore intestinale produite par l’opération ou le temps (nous n’avons pas eu d’étude similaire sur le long terme sur des personnes qui n’ont pas été opérées). La piste que nous privilégions est cependant que la perte de poids (ces personnes ont perdu 32 kilogrammes en une année en moyenne) est le facteur déterminant qui a déclenché ces changements épigénétiques.
Les modifications épigénétiques des spermatozoïdes se transmettent-elles à la descendance ?
Nous travaillons actuellement avec une clinique danoise de procréation médicalement assistée pour le déterminer. Nous avons accès à des spermatozoïdes des donneurs, aux cellules du cordon ombilical de leurs enfants et aux embryons non utilisés des mêmes donneurs (au Danemark, après cinq ans, les embryons ne sont plus utilisables pour la procréation et sont disponibles pour la recherche, laquelle ne doit pas laisser les embryons dépasser le stade 32 cellules). Nous essayons d’établir quelles marques épigénétiques sont de l’ordre du bruit de fond par rapport à ce qui est transmis à l’enfant. Il nous faudra sans doute plusieurs années pour apporter une réponse.
Quel est l’impact de vos travaux sur nos vies ?
Il y a deux façons de voir les choses. La première est un peu effrayante : jusqu’à présent, la responsabilité de la santé de l’enfant à naître se portait exclusivement sur les femmes enceintes et leur environnement, leur alimentation. Notre étude suggère que les comportements des hommes avant la conception pourraient être importants pour la santé de leurs enfants. Cela ajoute une responsabilité « biologique » à des pères qui n’en avaient que peu auparavant.
Mais il y a aussi une façon de voir plus positive : si le phénomène que nos travaux suggèrent est vrai, nous ne transmettons pas seulement un mélange aléatoire de nos gènes à nos enfants. Nous pouvons améliorer leur santé, leur comportement peut-être, en faisant attention à notre mode de vie avant leur conception.